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Carnet de bord : l'artiste et la déesse

Claire Astigarraga
Carnet de bord : l'artiste et la déesse

L’illustratrice Claire Astigarraga a hiverné à bord d’un bateau pris dans les glaces de la baie de Kaasarfik, au Groenland. Lors de cette résidence d’artistes, elle a eu tout le temps d’aller à la rencontre des Inuits pour se nourrir de leurs récits, de leur culture.

Elle a rapporté de son voyage des sérigraphies et des légendes, dont le mythe fondateur de Sedna, déesse inuite des océans.

Les Inuits doivent leur survie à une connaissance minutieuse de la mer, de ses mutations et des comportements des animaux qui la peuplent. Cette connexion très forte a donné lieu à de nombreuses histoires, joyaux du patrimoine oral inuit. La légende de Sedna en est l'exemple le plus connu. Elle m'a été racontée ainsi.

« Autrefois vivait une jeune fille très belle, en âge de se marier, qui s'appelait Sedna. Elle possédait une chevelure exceptionnelle qu'elle coiffait à longueur de journée en se mirant dans l'eau. Son père souhaitait qu'elle se trouve rapidement un pourvoyeur, jeune et bon chasseur. Malgré l'insistance de celui-ci, elle ne souhaitait pas se marier avec le premier venu et refusait tous les prétendants qu'on lui proposait.

Pourtant, un jour, elle fut séduite par ruse par un fulmar, ces hommes-oiseaux maléfiques du Grand Nord. Il la fit grimper dans son kayak et l'emmena sur son île. À peine arrivé, il reprit sa forme originelle et la jeune fille s'aperçut de son erreur avec effroi. Elle se retrouva prisonnière de cet îlot rocheux, avec quelques brindilles pour seul lit et les morceaux de poisson cru que lui concédait son mari comme seule nourriture. Maltraitée, elle se lamentait jour et nuit, implorant son père qu'il vienne la chercher.

Le vent finit par porter ses plaintes jusqu'au vieil homme, brisant son vieux cœur. Il prit aussitôt son kayak et mit le cap sur l'île du fulmar. Il profita de l'absence de ce dernier pour la faire monter à bord et reparti en mer avec elle, pagayant de toutes ses forces.

De retour sur l'île, le fulmar s'aperçut de la disparition de sa femme et entra dans une colère noire. Grâce à ses pouvoirs surnaturels, il invoqua le vent, il invoqua les flots et ordonna à la mer de se déchaîner. Une immense vague heurta le kayak et projeta Sedna à l'eau. Elle tenta de remonter en s'agrippant au bord. Mais son père, comprenant qu'il ne pourrait avoir la vie sauve tant que sa fille serait à bord, décida de la laisser en offrande aux flots déchaînés. À grands coups de pagaie, il trancha les doigts gelés de Sedna afin qu'elle lâche prise.

Au contact de l'eau ensorcelée, les doigts de Sedna se transformèrent et donnèrent naissance aux poissons et à toutes les petites créatures marines, plancton et crustacés. Usant de ses dernières forces, la jeune fille tenta de remonter à bord une deuxième fois. Reprenant sa pagaie, son père lui trancha les mains et les pouces. Au contact de l'eau ensorcelée, ceux-ci donnèrent naissance à tous les mammifères marins, les bélugas, les narvals, les baleines. N'ayant plus la force de lutter, Sedna, gelée, sombra au fond de l'eau où, depuis, elle réside comme déesse de la Mer, régnant en maîtresse sur les océans et les créatures qui les habitent. »

L'histoire de Sedna ne s'arrête pas là. Elle se transmet de génération en génération. Jusqu'au milieu du XXe siècle, les Inuits continuaient de lui vouer un culte et de craindre ses colères. Lorsque les hommes se conduisent mal, ne respectent pas la mer ou les animaux qui la peuplent, c'est la déesse qu'ils offensent. Elle se retire alors au plus profond de l'océan, ses cheveux immenses qu'elle ne peut plus peigner faute de mains se transforment en filets démesurés, retenant poissons et mammifères marins au fond de l'eau.

À terre, pour les Inuits privés de leur principal moyen de subsistance, la famine se fait vite sentir. La seule solution est d'intercéder auprès de la déesse et de réparer l'offense. Un chaman muni d'un peigne sacré est envoyé comme ambassadeur auprès de Sedna afin d'apaiser sa colère. Il lui chante une prière tout en démêlant ses cheveux, libérant ainsi les créatures marines emprisonnées. Les Inuits peuvent à nouveau sortir pêcher et nourrir leurs familles.

L'histoire de Sedna comporte une dimension symbolique très forte. On ne peut s'empêcher de faire un parallèle avec la situation dégradée de notre écosystème marin. La légende quitte le folklore inuit pour prendre une dimension globale. L'accélération des catastrophes climatiques peut être vue comme la colère de la déesse face aux outrages commis contre les océans et, au-delà, contre la nature tout entière.

La surpêche, la pollution, le chalutage à outrance, le pillage des océans et le comportement des hommes sont des offenses. Les microplastiques, les marées noires, les filets dérivants sont comme les cheveux de la déesse qui emprisonnent les espèces marines et provoquent leur disparition.

Ce conte initiatique, à dimension prémonitoire, prend un sens alarmant. Mais nous n'avons plus de chamans vers qui nous tourner pour apaiser sa colère.

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