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L’incroyable expédition antarctique de Shackleton

Stéphane Niveau
L’incroyable expédition antarctique de Shackleton

1914. À la veille de la Première Guerre mondiale. L'explorateur Ernest Shackleton lance une expédition audacieuse pour traverser l'Antarctique. Ce périple, marqué par des conditions extrêmes et des décisions héroïques, se transforme en une épopée de survie.

"Cherche hommes pour voyage incertain. Petits gages, froid rigoureux, longs mois de nuit complète, danger permanent, retour incertain. Honneur et reconnaissance en cas de succès". Nous sommes en 1914. L'Europe s'apprête à entrer dans la Première Guerre mondiale lorsqu'Ernest Shackleton, explorateur polaire britannique, lance cet appel à ceux qui sont prêts à affronter l'inconnu. Loin d'être conventionnel, il marque le début de l'Imperial Trans-Antarctic Expedition, plus connue sous le nom de l'expédition de l'Endurance. Cette mission a pour objectif ambitieux de traverser l'Antarctique d'un océan à l'autre, un exploit jamais tenté auparavant.

24 000 livres sterling

Malgré la concurrence d'autres expéditions, notamment celles d'Otto Nordenskjöld et de J. Foster Stackhouse, et l'ombre menaçante de la guerre imminente, l'appel de Shackleton attire cinq mille candidatures. Le navire principal de l'expédition, l'Endurance, tire son nom de la devise familiale de Shackleton : "Par l'endurance nous vaincrons". À ses côtés, l'Aurora, un second navire destiné à établir des dépôts de vivres sur la barrière de Ross, soutient l'expédition.

La réalisation de ce projet est en grande partie rendue possible par un don généreux de sir James Key Caird, un philanthrope écossais. Il offre 24 000 livres sterling (l'équivalent d'un million d'euros en 2024), sans condition. Cependant, une nouvelle menace pèse sur l'expédition : l'assassinat de l'archiduc François-Ferdinand le 28 juin 1914, qui plonge rapidement l'Europe dans la guerre.

Shackleton propose de mettre ses navires et leurs équipages à la disposition de la Royal Navy, mais Winston Churchill, alors Premier Lord de l'Amirauté, répond : "Go away, go away!".

L'Endurance quitte donc Plymouth le 8 août, en direction de l'Antarctique, emportant avec elle l'espoir d'un exploit historique.

Il y a 110 ans, Shackleton découvrait ces paysages grandioses © Lorraine Turci

Pris au cœur des glaces

L'expédition de Shackleton ne se déroule pas comme prévu. En décembre 1914, l'Endurance cherche en vain un passage pour atteindre la côte antarctique, mais la glace la bloque. Du 20 janvier au 27 octobre 1915, le navire est prisonnier des glaces et dérive au gré des courants. Shackleton et ses 28 hommes survivent en chassant et en pêchant dans des conditions extrêmes. "Malgré les tempêtes, nos repas se prenaient régulièrement à 8 heures", note Shackleton dans son journal, Mon expédition au Sud polaire.

Le 27 octobre 1915, Shackleton ordonne l'évacuation du navire, désormais condamné à être broyé par la glace. Les hommes emportent trois chaloupes et entreprennent un périple éprouvant à travers la banquise. Après cinq mois d'efforts désespérés, ils atteignent enfin l'île Eléphant le 13 avril 1916, plus de vingt mois après leur départ d'Europe. Cependant, Shackleton sait qu'ils ne peuvent attendre de secours sur cette île isolée. Il décide alors de tenter l'impossible : une traversée de 1 200 kilomètres en mer jusqu'à la Géorgie du Sud, à bord d'une des chaloupes, la James Caird.

Avec cinq compagnons, Shackleton entreprend cette traversée périlleuse, réalisant une prouesse de navigation dans des conditions qui défient l'entendement. "Je me suis souvent émerveillé de la marge étroite qui sépare le succès de l'échec", écrira-t-il plus tard.

Le 10 mai 1916, ils atteignent finalement la côte sud de la Géorgie du Sud. Pourtant, les secours se trouvent de l'autre côté de l'île, qu'ils ne peuvent rejoindre par la mer. Shackleton, toujours guidé par son sens du devoir, décide de traverser l'île à pied, une première en terrain inconnu.

Le 19 mai, avec deux de ses hommes, Shackleton entreprend une marche de 36 heures à travers les montagnes et glaciers de la Géorgie du Sud. Le 20 mai, ils entendent enfin la sirène de la station baleinière de Stromness. Les secours sont alors organisés pour récupérer les hommes restés sur l'île et ceux qui attendent toujours sur l'île Eléphant. Le 25 août 1916, Shackleton retrouve enfin la totalité de son équipe à bord d'un remorqueur chilien. Aucun homme n'a été perdu.

Les hommes de Shackleton coincé sur Elephant Island © from the British Library archive / Bridgeman Images

Un modèle de leader charismatique

Shackleton, surnommé "le Boss" par ses hommes, est né en Irlande en 1874. Chevalier du roi Edouard VII en 1909, il reste un modèle de leadership en temps de crise. Sa capacité à maintenir le moral de son équipe, même dans les moments les plus désespérés, a marqué les esprits. "Comme chef d'expédition scientifique, donnez-moi Scott ; pour un raid polaire rapide et efficace, Amundsen ; mais quand l'adversité vous entoure et que vous ne voyez pas d'issue, agenouillez-vous, et priez que l'on vous envoie Shackleton", écrivait Raymond Priestley, géologue britannique, en 1956.

La loyauté indéfectible que ses hommes lui ont témoignée repose sur l'attention qu'il portait à chacun d'eux. Shackleton n'a jamais hésité à faire demi-tour pour préserver la sécurité de son équipe, comme en 1909, lorsqu'il renonça à atteindre le pôle Sud, à seulement 180 kilomètres de son objectif. L'expédition de l'Endurance, un échec selon les objectifs initiaux, se transforme en un triomphe de la détermination humaine, une épopée qui continue de fasciner un siècle plus tard.

 

Bibliographie

L'Odyssée de l'Endurance, Sir Ernest Shackleton, éd. Libretto
Sir Ernest Shackleton, Grandeur et endurance d'un explorateur, Brigitte Lozerec'h, éd. du Rocher (2004)

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