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Luc Jacquet : “Quand on parle de l’Antarctique, on touche vite à l’universel”

Hugo Blondel & Stéphane Niveau
Luc Jacquet : “Quand on parle de l’Antarctique, on touche vite à l’universel”

À l’occasion de la projection en avant-première de son film “Voyage au pôle sud”, le réalisateur oscarisé Luc Jacquet a répondu à nos questions. Il évoque sa passion pour la poésie, ses choix esthétiques et son envie presque magnétique de toujours revenir en Antarctique.

Pourquoi avoir fait ce choix d'un documentaire en noir et blanc ?

À vrai dire, beaucoup d'éléments ont mobilisé ce choix assez radical. Notamment, ce sentiment de dissolution qu'on peut avoir quand on rentre sur l'inlandsis, ce blanc à perte de vue qui finit par nous étourdir. Il y a aussi la beauté intrinsèque du noir et blanc, qui me touche beaucoup. Derrière ce choix, l'idée c'était aussi de montrer l'Antarctique différemment de celle qu'on perçoit en flux continu avec les photos publiées sur les réseaux sociaux. Cela revient à dire : regardez différemment, essayez d'aller chercher une poésie des paysages que l'on n'a pas forcément avec la couleur.

Il y a quand-même quelques fractions de secondes en couleur dans votre film ?

C'est drôle parce qu'avec le monteur du film, on s'est dit : "mais qui nous interdit de mettre un plan en couleur dans un film en noir et blanc ?". Il s'agit en fait d'un jour de navigation sur une mer calme par un temps très couvert. Dans ces moments-là, le bleu des crevasses et des glaciers ressort de façon spectaculaire. C'était tellement beau qu'on a voulu garder ce plan.

Justement, quelle est la place de la poésie dans votre voyage ?

Mon rapport à la poésie est quasi permanent. La puissance de la poésie c'est quelque chose qui élargit notre vision du monde, qui lui donne de la consistance. C'est pour ça que j'ai aussi assumé dans le film certains textes qui colorent ma vision des choses. J'adore les textes, j'adore les mots.

C'est vous qui avez écrit la bande-son et le texte du film ?

Oui. Tout est assumé.

Salle comble au cinéma Publicis Champs-Élysées pour la projection en avant-première du dernier film de Luc Jacquet a répondu aux questions du public © Valentine Bertoli / Terres d'Aventure-GNGL

Est-ce paradoxal d'aller dans l'un des endroits les plus hostiles au monde pour faire un film qui est en fait un hymne à la vie ?

C'est parfois en étant privé des choses qu'on se rend compte de ce qu'on perd. Je crois qu'il y a aussi la présence du manchot empereur qui nous donne cette leçon de survie incroyable. Côtoyer cette espèce, c'est aller aux confins de ce qui est possible. Quand on voit ce qu'ils ont mis en place au fil du temps pour survivre, pour rester là où plus rien d'autre n'est vivant sauf quelques oiseaux, ça rend la vie plus précieuse.

Il y a un autre personnage central dans le film, c'est le vent, des premières secondes jusqu'à la fin. C'est vraiment ce qu'on retient de ce continent ?

Oui, en particulier sur la partie côtière. Le vent catabatique a une place très importante. Quand vous hivernez à Dumont d'Urville, le vent est quasi permanent, jusqu'à vous sonner d'une certaine manière. Tout est en effusion : la neige qui trouble le paysage, les bâtiments qui vibrent, le bruit permanent. Ouvrir une porte par 200 kilomètres par heure de vent c'est une expérience ! Ce qui me plait, c'est la musique des vents. Chaque vent a sa propre voix qui nous raconte quelque chose.

Qu'est-ce qui vous a poussé à partir pour la première fois en Antarctique ?

J'étais étudiant et biologiste. Tous les ans, l'Institut polaire français recrute des scientifiques pour faire tourner les bases et faire avancer la connaissance. C'est une chance de passer du temps avec les animaux dans un endroit où le temps s'écoule de façon singulière. Des personnes comme Jean-Louis Etienne m'ont donné envie de partir avec leurs expéditions incroyables. Elles nous ont permis d'oser des choses, elles ont formé notre imaginaire. Il y a une forme d'addiction paradoxale : il suffit d'y poser le pied une fois pour avoir envie d'y revenir. C'est le sujet du film, c'est loin, ça fait mal, ça peut être dangereux, mais on y retourne.

À l'issue de la projection de son film, Luc Jacquet a répondu aux questions du public © Valentine Bertoli / Terres d'Aventure-GNGL

Une partie importante du film se passe en Patagonie, avant d'aller jusqu'en Antarctique. Quel était votre état d'esprit à ce moment-là ?

Cela va peut-être vous faire sourire mais pour moi les plus beaux mots à ce sujet ont été écrits par Tolkien dans Bilbo le Hobbit, lorsqu'il sort de chez lui et qu'il part à l'aventure. La question c'est : où commence le voyage ? Pour moi, c'est quand je ferme la porte de chez moi. Comme je dois raconter une histoire, je me mets dans un état particulier de perception du monde, un état de vibration. Le moindre élément prend sens. Inspiré par des gens comme Bruce Chatwin et Nicolas Bouvier, j'ai voulu raconter un seul voyage, ici et maintenant. Quand on est passés en Patagonie, qu'on a vu les arbres, il y avait une lumière particulière, et on s'est arrêté pour les filmer. Pour aller en Antarctique, passer ici est un rituel, on quitte le monde végétal pour aller vers autre chose.

L'Antarctique a-t-il un message important à faire passer ?

On sait que les zones polaires passent sous nos radars. Après avoir semblé un peu à l'abri des bouleversements, on n'imaginait pas que les choses iraient si vite en Antarctique. Une des choses les plus impressionnantes sur place, c'est d'imaginer que même là-bas, l'humain sabote la nature. Il suffit de forer la glace pour retrouver le calendrier exact des essais nucléaires à ciel ouvert, en analysant les poussières figées dans la glace. Mes amis biologistes me disent qu'ils retrouvent tous les produits polluants qu'on utilise dans les endroits civilisés dans le sang des oiseaux là-bas. On pourrait penser qu'on échappe à nos propres traces quand on est là-bas, mais ce n'est même pas vrai. Cet endroit, qui est métaphoriquement la dernière marche avant le saut dans le vide, nous renvoie finalement à nos propres responsabilités et à ce qu'on appelle l'anthropocène.

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