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Se réapproprier l’hiver, le rituel du guide

Stéphane Niveau
Se réapproprier l’hiver, le rituel du guide

Chaque année, Stéphane Niveau file en montagne préparer sa saison hivernale de guide-accompagnateur. Comme un rituel, il raconte cette remise en route nécessaire pour ajuster son matériel et aiguiser ses réflexes. Récit d’une journée en solitaire.

Novembre. Queyras, 5h00 du matin.

À 2 580 mètres d'altitude, pas un de moins, le dortoir d'hiver, non gardé, est gelé. Je laisse mon duvet grand froid (-20°c) et mon matelas, bien rangés dans leur housse de protection. L'odeur du thé chaud flotte dans la pièce. Ma gourde isotherme d'un litre est bien bouchonnée. Le réchaud reste sur la table avec un petit mot au cas où : "Départ Pain de sucre, 1 personne, 5h00. Stéphane Niveau". Chaque année, avant d'accompagner des voyageurs sur le terrain, je m'isole en montagne pour me remettre en route, pour me réadapter à l'exigence de l'hiver.

J'ouvre la porte en prenant garde de ne pas rester collé à la serrure. Je ne mettrai mes gants qu'au dernier moment. Des gants fins en soie ne seraient pas superflus. Je les regrette même un peu. Une fois dehors, j'ajuste mon indémodable système trois couches. Même après un certain temps passé à sillonner les montagnes, il fonctionne toujours aussi bien. Un sous-vêtement thermique manche longue, à même la peau, une polaire manche longue par-dessus et le tout emballé avec ma veste goretex à capuche. Il m'a fallu beaucoup de temps pour trouver une veste qui ne possède pas trop de poches, au risque de ne jamais trouver du premier coup ce que je cherche et de m'obliger à retirer les gants pour fouiller convenablement.

Lire la neige

Raquettes au pied, guêtres bien positionnées, j'entends grincer la neige sous chacun de mes pas. J'avais pris le temps, la veille, d'ajuster les fixations à mes chaussures de randonnée. Le froid me pique les pieds à travers mes chaussettes, ni trop épaisses, pour éviter la compression, ni trop fines. Un véritable graal pour les montagnards. Quelques minutes de marche plus tard, je suis réchauffé, et ce n'est plus qu'un mauvais souvenir pour mes orteils. Pour finir, je règle mes bâtons télescopiques en ajoutant 10 centimètres, repoussant le premier arrêt : je le sais, je vais rapidement trouver de la neige fraiche.

Refuge de la Blanche dans le Queyras ©Marc Laurans

Cette randonnée solitaire s'annonce des plus prometteuses. Trois heures de montée pour rejoindre le sommet du Pain de sucre à 3 208 mètres d'altitude à la frontière italienne. Depuis des années, aux premières chutes de neige, je me lance dans une course de montagne, seul, pour me réapproprier les automatismes des sorties hivernales, et surtout pour le plaisir.

L'été est passé. Je dois recentrer mon esprit sur la lecture de la neige, retrouver les sensations de la marche en raquette, apprécier les distances dans le paysage avec des marqueurs qui ont changé et retrouver le chemin mental qui permet de s'accommoder des pensées ralenties par le froid. Le matériel est différent, plus complet. Tout comme pour l'effort physique, la neige appelle d'autres connaissances. L'hiver est une saison qu'un guide doit gérer différemment et qu'il convient donc de préparer.

Surprise au sommet

Arrivé au pied des dernières dalles de schiste qui conduisent au sommet, le ciel se charge de nuages de plus en plus menaçants. Caché par la pente sommitale, je ne sens pas le vent qui lui aussi s'installe à son tour. Pour couronner le tout, il neige ! J'hésite à faire demi-tour. L'altimètre de ma montre décide pour moi : il ne me reste que quelques mètres à faire. Encore un regret, mon GPS. Faute d'avoir pensé à emmener des piles neuves, je l'ai laissé dans la voiture. Grâce à lui, j'aurais pu revenir sur mon tracé de montée sans aucun souci.

En arrivant au sommet, je reçois le vent en plein visage. Je n'en reviens pas : comment ai-je pu me laisser prendre dans ce piège, comment ne pas avoir vu les conditions météorologiques se dégrader à ce point ?

L'hiver est vraiment une saison piégeuse. Je cherche un mur de pierre que je connais, pour me protéger. La tête baissée, je regarde la pointe de mes raquettes, je butte sur le mur recherché. Les pierres assemblées au fil du temps par les différents randonneurs m'offrent un sursis. Le vent se renforce, jusqu'où cela peut-il aller ? Je ne vois plus rien, je sais que la neige s'accumule dans les pentes. Heureusement mon équipement tient toutes ses promesses. Je sors tout de même ma couverture de survie pour me protéger du vent et limiter mes pertes de chaleur.

Je prends alors le temps d'analyser la situation. Ma trace de montée va être effacée dans quelques minutes. M'engager dans la descente sans visibilité, c'est le risque de partir trop à gauche et de basculer dans le vide côté italien ; trop à droite je peux me retrouver dans les pentes raides de la face nord-ouest, côté français, aussi dangereuse. Finalement je décide d'attendre, soit une accalmie, soit la fin de la tempête. La journée risque d'être plus longue que prévu, mais le constat est sans appel... C'est l'aventure et j'adore ça !

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