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On a marché sur le Baïkal

Patricia Oudit
On a marché sur le Baïkal

Progresser en crampons sur l’immensité gelée du lac Baïkal est plus qu’une randonnée hivernale : une expérience quasi mystique. Une traversée de l’espace et du temps ponctuée de rencontres avec des riverains trop éloignés de tout pour se soucier d’obéissance.

Ici, dans le splendide isolement de la Sibérie, on éprouve la liberté. Mars au Baïkal, côte ouest, première vision : un voile blanc a drapé le lac entier et adouci le mercure. Moins 15°C. Une trêve printanière, un répit pour l'onglée. Irkoutsk, quittée quelques heures plus tôt, semble encore plus sale et grise, ouatés que nous sommes dans la pureté. Au loin, le bleu azurin des torosses, ces chaos gelés formés par les points de tension de la glace. Ces petits « icebergs tectoniques » vont vite nous devenir familiers. Campé près de cette frontière pétrifiée, Alexeï Golovinov, vingt ans de Baïkal, guide au français impeccable, à la fraîcheur intacte et à la culture sans faille. Il raconte des anecdotes en pagaille, comme celle-ci pour nous mettre dans le bain ou éviter d'y finir : « Parfois, les craquements de la glace sont si brutaux que l'on croirait un feu d'artifice. J'ai vu des gens se plaquer au sol pour se protéger comme lors d'une explosion ! Mais, rassurez-vous, les 110 centimètres d'épaisseur ne sont pas près de céder ! » Les sombres tragédies se joueront plus tard, en mai, lors de la débâcle. Pour l'heure, savourons ce lieu, rêve d'enfant où l'imaginaire s'envole vers l'infini, dans un ciel bleu Klein.

A travers la glace, près des berges, il est possible d'apercevoir le fond et les poissons malgré une épaisseur qui peut atteindre 2 mètres. - ©Brice Portolano

Le Baïkal : un nom de tsar, qui règne depuis 25 millions d'années sur l'immense Sibérie. Une larme à l'échelle du pays : 636 kilomètres de longueur sur 48 de largeur, en moyenne, pour une profondeur dépassant 1 600 mètres. Pas moins de 20% des réserves d'eau douce du monde. On rêve d'y patiner à s'en couper le souffle, comme Baba Louba, vieille dame qui s'en va chaque jour glisser sur ses bleutés givrés pour rameuter ses vaches éparpillées. Faute de patins, on marche, la rétine collée à la glace, espérant trouer le tapis blanc qui nous prive du divin vitrail. Elle nous fait languir, cette glace, sous sa meringue de neige. Presque trois jours durant. Du coton sous nos pas, nous qui prions pour crisser sur ses nervures. Seul le cristal des torosses pointe, nous laissant imaginer le reste. Pour passer ce gué de glace, les pilotes des UAZ, ces petits camions intrépides et passe-partout qui fusent sur la glace, dégainent pioches et pelles. Rouler sur le Baïkal est une transgression, marcher est un miracle, a dit Sylvain Tesson, dont nous découvrons la cabane, non loin. Elle est là, menue maison de bois à l'ombre des cèdres, et l'on croise à l'intérieur quelques personnages de son livre Dans les forêts de Sibérie.

Des Russes à part

Tesson avait fui la civilisation et ses complications, comme les gens d'ici. Ils sont peu nombreux à habiter aux abords du lac, une centaine peut-être. Sergueï, qui tient la station météo de Solnetchnaïa (« l'ensoleillée ») dans laquelle nous passons une nuit, fait partie de ces amoureux du sauvage. Des Russes à part qui, loin du pouvoir central, s'égaient dans cette nature figée mais pleine de vie où l'on aperçoit des traces de loups, de lynx, de renards, de grands cerfs... Dans cette Sibérie, terre d'exil historique des opposants, a germé une certaine idée de liberté : ici, tout semble permis. Dans la baie de Zavorotnaïa, sertie entre ses maisons de poupées, l'isolement devient profession de foi.

Volodia et Ludmila vivent ici sans électricité. Un poêle suffit. Leur été est fait de chasse, de pêche, de baignades et de rencontres avec des ours débonnaires au seuil de leur porte. Fuir la vie moderne est source de joies simples.

Sur la baie, le soleil luit enfin et dévoile un aéroglisseur plutôt futuriste pour la rusticité du lieu. Les pêcheurs amateurs en tenue de camouflage — visiblement le look tendance du lac avec les bottes en peau de cerf de Sibérie — sont déposés pour tenter leur chance avec l'omoul, le poisson local. Aussitôt attrapé, aussitôt congelé. Chaîne du froid respectée ! Et toute cette neige... Mais quand va donc souffler le vent ? Alexeï nous a pourtant vanté sa puissance démentielle, sa vitesse qui peut atteindre les 60 mètres par seconde. Tout autour de nous, bouleaux et cèdres se partagent les berges qui deviennent verticales pour atteindre des sommets à 3 000 mètres. De quoi faire sa trace en ski de randonnée. Les accros ne s'y sont pas trompés qui viennent de plus en plus souvent rider ces versants. Aujourd'hui, il va nous falloir traverser le lac vers l'est, direction la baie de Tchivirkouille. Deux nuits en bivouac sur la glace qui, au fil des kilomètres, nous laisse voir son lustre sous nos crampons, enfin. La magie. La glace. Difficile à décrire tant elle donne le vertige : abysses insondables, réseaux célestes cloisonnés de marbre, matière multiple, changeante, facétieuse. Comme un test de Rorschach géant, où chaque vision est laissée à sa libre interprétation.

Sacha, notre chauffeur - ©Brice Portolano

« Land Art » givré

Dans le noir, le bleu lagon ou le vert émeraude de cette expo de land art givré, sont ainsi présentés une coiffe de Sioux, des nuages de lait, une interminable anguille en papillote, de la peau de serpent, une dentelle veloutée, des plumes d'étain, des toiles d'araignées. Hypnotisant, hallucinant. Le regard ne peut se décoller de ces métamorphoses, de ces signes cabalistiques. Les prendre en photo de façon obsessionnelle rend peu hommage à ce nuancier de verre. Marcher sur de la poésie est une aventure intime, presque indicible. Au loin, dans l'orange de la nuit qui s'impose doucement, notre camp nous apparaît, déjà monté. Sacha et son UAZ sont là, s'affairant autour d'une grande tente camouflage. Les valenki, ces bottes de feutre typiques, nous attendent à l'entrée. Dedans, le poêle chauffe un peu trop, sensations de bania (le sauna local), et le bortsch convivial achève de nous décongeler. Cette nuit, le vent a soufflé si fort qu'il a emporté la tente mess. La glace a grondé, craqué, explosé, une faille s'est même ouverte à quelques hectomètres, mais nulle peur à l'abri des duvets : sur ce Baïkal mystérieux, forces telluriques et chamanisme font partie du trip. Alexeï démystifie avec gourmandise le monstre du Baïkal : « En réalité, des gaz formant des bulles produisent des feux follets au contact de l'air. Les gens d'ici parlent d'esprits. » Nous voulons y croire nous aussi !

Au coucher du soleil, sur une crête dominant le village d'Uzur, sur l'île d'Olkhon - ©Brice Portolano

Demain, puis tous les autres jours, la progression se fera tête baissée pour ne rien rater. Sous nos pas, sans les voir, on les devine : des brochets, des esturgeons, des perches, l'omoul, toujours, mangé cru parfois. On voudrait pouvoir pêcher... Mais dans les eaux thermales des sources chaudes de Zmeinaïa, la baie du Serpent, nous irons plutôt nous baigner. Morsures du froid-chaud-froid. Le maillot de bain s'en cartonne à la sortie, raide de gel. À l'approche des îles de l'archipel Ouchkani, la glace grignote encore et le soleil couchant nous révèle des rivières de diamants. Ouchkani, puis le cap sacré de Khoboï au nord de l'île d'Olkhon, c'est aussi l'impression d'un bref retour à la civilisation, la possibilité d'une connexion, des hordes de Chinois qui s'immortalisent sur la banquise. Mais qu'importe, savourer, encore. Les rayons du soleil ont fini de dépolir le verre.

Le lac est devenu laque. Du haut de la falaise de Koussouri, dominant de coquets bateaux en hivernage, admirer une dernière fois l'échiquier glacé, gardé par ses pieuvres de givre. Dans deux mois, le plus vieux lac du monde ne sera plus qu'un vaste sorbet.

Il faudra attendre l'hiver prochain pour revenir patiner et dessiner des arabesques sur la nacre du Baïkal, galerie et galaxie glacée. À jamais rêve d'enfant. 

Sur les traces de Sylvain Tesson

Marcher sur le lac Baïkal, c'est fatalement croiser des silhouettes sorties du livre culte de Sylvain Tesson, Dans les forêts de Sibérie (éd. Gallimard, 2011). Elles furent nombreuses à nous apparaître lors de notre périple, huit ans plus tard. Celle de la fameuse cabane, d'abord, où l'écrivain vécut plusieurs saisons. Petite, spartiate, engoncée dans la neige : on peut y signer un livre d'or pour marquer sa venue. À l'intérieur, on croise quelques-uns de ses personnages. Comme notre chauffeur Sacha ou Sergueï Chabourov, l'inspecteur de la station météo de Solnetchnaïa qui nous a accueillis par deux fois et préparé, avec sa femme Natacha, la meilleure soupe de pois qui soit. Il ya aussi Sacha, pourvoyeur en samogon, la gnole maison. Il la sert midi et soir, à coups de petits verres, aux volontaires, rares d'abord puis de plus en plus nombreux. Dans la baie de Zavorotnaïa, nous croisons aussi Volodia et Ludmila, le couple qui a cédé la cabane à l'écrivain pour cause de soucis de santé. Désormais, ils gardent la datcha d'un riche homme d'affaires. Quant à notre guide, Alexeï Golovinov, il reçoit les remerciements de l'auteur à la fin du livre. En homme providentiel du Baïkal !

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