Interview de Jean-Luc
Interview de Jean-Luc
Jean-Luc à quand remonte cet intérêt pour les mondes polaires et pourquoi est-il devenu une passion si forte ?
1982 ! A l’époque, nous pratiquions la spéléologie à haut niveau. J’étais responsable d’un club de spéléologie et j’ai voulu changer d’air, voir d’autres horizons. C’est un collègue de boulot qui nous a mis le pied à l’étrier : "Tu devrais aller faire un tour au Groenland, dans le sud c’est top pour la rando : aucune route, aucun sentier, autonomie complète et puis c’est libre, aucune contrainte, personne pour te dire là où tu ne dois pas mettre les pieds".
J’ai donc mis une petite annonce dans le magasin de sport où je travaillais : "Recherche équipiers pour partir au Groenland". Trois mois plus tard, nous étions à la tête d’une petite équipe de 10 personnes, prête pour "L’Expédition Groenland".
La rando en autonomie, les petits feux de bois flotté avec à profusion, poissons et champignons, les aurores boréales, la sensation d’évoluer en toute liberté dans des paysages de carte postale. Ca a tout de suite été le coup de foudre ! De retour en France, ils voulaient tous repartir : l’association Grand Nord était née !
Lorsqu’on parlait du Groenland, du Spitzberg, de la Terre de Baffin, c’était comme si nous parlions d’aller sur la lune, on nous regardait avec des yeux écarquillés : "Groenland ? – Y a que de la neige là-bas !". Et puis la boule de neige a commencé à prendre. Nous sommes devenus "intarissables", et notre but était de rendre accessible à "Monsieur et Madame Tout-le-monde" ces régions qui jusqu’alors étaient réservées à des élites comme "les Carnets de l’aventure" (l’émission TV "Ushuaia", n’avait pas encore vu le jour !)…
Grand Nord deviendra Grand Nord Grand Large trois ans plus tard, lorsque nous commencerons à proposer des randos en kayak, en été dans les régions polaires, et dans les mers chaudes le reste de l’année.
Quels sont les voyages qui t’ont le plus marqués ?
Le tout premier déjà, nous avions un œil tout neuf sur l’Arctique, je me souviens de l’arrivée à Narsarsuaq au Groenland comme si c’était hier. C’était un week-end de 14 juillet, à l’époque la piste d’atterrissage était réputée pour être une des plus courtes au monde pour les transatlantiques, l’avion décrivait un "S" des plus serrés afin de se freiner un maximum juste avant de se poser, les roues presque dans la mer, pour terminer sa course, pratiquement en bout de piste face à la montagne. Dans la carlingue, les 5-6 dernières minutes, on sentait le silence pesant des 180 passagers, plus personne ne mouftait !!
Et puis tout de suite, on découvre plein d’icebergs dans la mer comme des blocs de polystyrène ! On sort les cannes à pêche. C’était comme dans un vieux film de De Funès tu tapais deux fois du pied et POF ! Tu sortais une morue plus longue que le bras ! Pour ne pas gaspiller, on a dû manger du cabillaud (le mot "morue" ne devrait s’employer qu’à l’étape suivante, quand le poisson est séché ou salé ! – on est devenus des spécialistes !), je disais donc… pendant les trois jours qui ont suivi, on a mangé du cabillaud à toutes les sauces. Inutile de préciser qu’après ça, nous nous sommes imposé des quotas car déjà à l’époque, il n’était pas question de prélever plus que ce que l’on consommait.
Les quinze premières années on a "défriché" tellement de choses, chaque voyage était marquant ; mais "marquant de chez marquant".
Je pense que les voyages en Sibérie extrême-orientale valent leur pesant de vodka et de caviar réunis : mars 1992, cela fait un peu plus d’un an que le régime soviétique s’est effondré ; un matin je reçois une lettre manuscrite en provenance de Magadan : "Notre Institut Ornithologique ne reçoit plus aucun paiement du gouvernement ; pour continuer à financer nos recherches, nous sommes prêts à accueillir des touristes. Aidez-nous, vous ne le regretterez pas".
Effectivement nous ne l’avons pas regretté. Deux semaines plus tard, nous prenions l’avion pour Magadan, lieu dont je n’avais jamais entendu parler jusqu’à cette fameuse lettre. Premier choc, l’embarquement (il faut préciser qu’à l’époque, pratiquement aucun Occidental ne pouvait y aller librement ; si le système soviétique s’était effondré, les habitudes, elles, étaient bien ancrées). A Moscou, nous nous retrouvons seuls Occidentaux dans un aéroport sans indication où tout paraît secret. Sur le tarmac, nous errons un bon moment, nos bagages à la main, avant de retrouver notre avion parmi une bonne centaine d’Antonov et d’Iliouchine alignés "au cordeau" sur quatre rangées. Durant les onze heures de vol, le personnel de bord ne distribue qu’une petite tasse de thé ; les Russes, eux, prennent l’avion comme nous prenions le train dans les années 1950 en déballant leurs grosses valises avec des paquets de victuailles. Nous, en bons habitués des vols occidentaux nous n’avons rien prévu, mais par chance notre voisin de siège a sorti de son sac une grosse miche de pain et un énorme bocal de caviar rouge. Bonheur !
Après ces deux semaines de repérage, l’été suivant nous serons les premiers Occidentaux (et probablement toujours les seuls à l’heure actuelle), à descendre la Kolyma en kayak sur près de 1500km. Ce fleuve est devenu célèbre en raison de ses goulags situés tout au long de son parcours qui traverse la Sibérie extrême-orientale pratiquement depuis la mer d’Okhost, au sud jusqu’à l’océan Arctique. Il y avait très peu de gens sur ce parcours mais nous faisons quelques rencontres inoubliables et incroyables :
- Cette mamie, ancienne apparatchik du parti, qui est visiblement venue se perdre ici pour se faire oublier, débarquant un soir dans notre camp, un fusil en bandoulière et l’autre sous le bras, une bouteille de vodka dans chacune des deux poches de son pantalon, avec dans la main, emballé - ça ne s’invente pas ! - dans une feuille de la Pravda, un énorme bout de lard gras. Qu’ils étaient bons, ce lard et cette vodka. Vingt ans plus tard, lorsque nous revoyons des participants, ils nous en reparlent encore !
- Ces militaires-pompiers, chargés de surveiller les éventuels feux de forêt, que nous croisons au détour d’un méandre et qui nous embarquent pour un tour d’hélico où, pour nous faire comprendre comment se conduit cet engin, n’hésitent pas à mettre, en plein vol, l’un d’entre nous aux commandes.
- Cette falaise, en plein dégel du permafrost, regorgeant d’ossements de mammouths où il n’y a même pas à se baisser pour les ramasser. Seuls le poids et l’encombrement nous empêchent de nous charger !
- La découverte de ce goulag où tout semblait figé, comme s’il avait été abandonné juste avant notre arrivée, que d’émotions en arpentant le camp.
- Cette proposition d’aller pêcher le saumon, où en bons Occidentaux, nous nous pointons avec nos "petits lancers" et où, arrivés au bord de la rivière qui fait bien dix mètres de large, nous découvrons que les saumons qui remontent sont tellement nombreux que l’on pourrait traverser à pied sec la rivière en leur marchant dessus.
Que de souvenirs de ce "Far East", probablement comparable au Far West dans les années 1920 !
Avec l’Institut de Magadan, nous ferons d’autres voyages à peine croyables. Le printemps suivant, nous affrétons un Antonov 74 au départ de Moscou ; un biréacteur d’une trentaine de places rien que pour nous, pour aller dans la région de Chersky, sur le delta de la Kolyma. Là, nous restons deux semaines dans un camp tchouktche, partageant le mode de vie des autochtones, nous déplaçant avec le troupeau. Comme eux, nous mangeons toutes les trois heures du renne rien que du renne, à toutes les sauces, rien d’autre ; un jour pourtant, une des participantes se réjouit : "regarde ces grosses nouilles farcies aux épinards, tu vois bien qu’ils ont autre chose que du renne !" mais les nouilles aux épinards sont en fait des intestins de renne, avec encore le lichen dans les boyaux, un mets dont les Tchouktches raffolent !
Quels changements peux-tu constater dans ces régions
depuis les 30 dernières années ?
Déjà je ne suis pas certain qu’il serait possible de créer un Grand Nord Grand Large bis aujourd’hui : la France est le pays des Droits de l’Homme mais c’est aussi le pays où l’on veut tout règlementer. Il y a 30 ans, à l’escale de Copenhague, comme nous y arrivions tard le soir et en repartions tôt le matin, tout le monde bivouaquait dans l’aéroport ! Est-ce que tout le monde accepterait cela aujourd’hui, même pour quelques heures ? A l’époque il n’était pas question de téléphone satellite, ni de balise de détresse, cela ne nous a pas empêché de faire de superbes expés !! La façon de voyager a bien changé.
Il y a enfin ce fameux changement climatique ! Honnêtement je ne pense pas que celui qui ira une seule fois dans l’Arctique, constate de visu, le moindre changement ! Pourtant, la réalité est bien là, la banquise en été fond, et presque à vue d’œil. Quelques chiffres :
Entre septembre 1979 et septembre 2000, sa superficie moyenne était de 6,5 millions de km² ; en septembre 2007 elle n’était plus que de 4,2 millions de km², et en septembre 2012, dernier chiffre connu, elle n’était plus que de 3,4 millions de km². A quand la disparition annoncée de la banquise ?
Quelle approche / destination conseillez-vous à quelqu’un qui souhaite
effectuer son premier voyage vers les Terres polaires ?
Tout va dépendre de vos aspirations. Chaque pays, chaque communauté, chaque saison a sa spécificité. Par exemple : pour voir des millions d'oiseaux, des rennes, des renards polaires, en un mot, la faune arctique, nos conseillers voyages vous suggèreront d'aller au Spitzberg en été, mais après il faudra encore décider si c'est en rando kayak, en rando à pied, à la voile ou en croisière. A l'inverse, si vous souhaitez voir plutôt des icebergs plus grands que des pâtés de maisons, rencontrer des populations, nous vous proposerons le Groenland au printemps ou en été. Mais là pour la faune, nous avons coutume de dire “Groenland = 56.000 habitants… et 55.999 chasseurs” (que voulez-vous c'est dans leurs gènes et puis, il n'y a pas de vaches, pas d'élevages !) La faune est très discrète, elle existe, mais à l'inverse du Spitzberg (où il n'y a pas de chasseurs), elle est extrêmement craintive. En fait, si, vous avez le moindre doute, il vaut mieux en parler de vive voix.